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Grandeurs physiques mesurables

Conformément au schéma introductif du formalismeI15, les observations faites sur un système à un instant initial doivent permettre d'en déduire celles qui seront faites à un instant ultérieur quelconque. Ces observations deviennent précises quand elles deviennent des mesures et ces mesures sont faites sur des grandeurs physiques. Celles-ci sont caractéristiques du système étudié et par ailleurs elles constituent une sorte d'interface entre le formalisme théorique et son application expérimentale.

Or, ces grandeurs physiques qui vont ainsi être considérées par la nouvelle mécanique quantique sont tout d'abord celles-là même qui ont déjà été définies et utilisées par la mécanique classique soit par exemple dans le cas d'une particule sa position, son impulsion, son énergie... etc. Il s'agit là d'un premier paradoxe.

En effet, les échecs répétés de toutes les tentatives, faites au début de ce siècle pour rendre compte des nouveaux phénomènes découverts, pouvaient paraître dûs à l'utilisation persistante de ces anciennes notions, qui s'en trouvaient ainsi progressivement discréditées. C'est ainsi que Bohr, dans les conférences successives au cours desquelles il exposait son modèle, dessinait de plus en plus rarement les trajectoires des électrons autour des noyaux atomiques. Il finit même par ne plus les dessiner du tout, quand il fallut se ranger à l'idée que ces particules ne suivaient peut-être pas de trajectoire et qu'à tout le moins celles-ci étaient inobservablesI16. Dès lors, si donc une particule telle qu'un électron, ne possède en général à chaque instant ni position, ni impulsion, ni énergieI17... etc déterminées, comment peut-on prétendre mesurer ces mêmes grandeurs physiques classiques et quel sens cela a-t-il de continuer à utiliser ces concepts au sein de la nouvelle mécanique ?

C'est pourquoi, et sous l'influence positiviste qui régnait alors, l'attention fût attirée et l'accent mis sur ce qui était le plus manifestement incontestable, c'est-à-dire le plus directement observable dans le phénomène physique étudié. Notamment, vers 1925, dans ses premières publications constitutives de la nouvelle mécanique quantique, Heisenberg fondait ses premières propositions théoriques sur l'observation des raies spectrales (leurs fréquences et leurs amplitudes) émises par les atomes et recommendait généralement une réduction aux observables. Se pose alors la question : dans un phénomène physique qu'est-ce donc qui est observable ?

Ne peut être indicutablement observable, est-on tenté de répondre, que ce qui peut être senti ou perçu par les sens d'un être conscient. C'est en particulier le cas de tout résultat d'une mesure expérimentale. Toutefois, la plus grande part de ce vécu individuel échappe à l'emprise de la science. Celle-ci ne qualifie de réel ou d'objectif que ce qui est partagé par une communauté d'observateurs. Or la caractéristique commune à ces observations intersubjectives, par opposition aux illusions individuelles, est qu'elles manifestent des régularités et des corrélations. C'est précisément l'objet de la science d'en établir d'abord un inventaire toujours plus complet et précis et ensuite les lois, qui permettent d'en prévoir les manifestations et le déroulement temporel.

A cet effet, le physicien doit d'abord repérer les aspects observationnels les plus significatifs du phénomène étudié. Ceux-ci sont ensuite représentés ou codés par des entités abstraites (par exemple : masse, force, charges,... etc) de nature mathématique, et régis par des équations appelées lois physiques, dont les conséquences mathématiques sont finalement décodées pour fournir les prévisions observationnelles cherchées.

Dans la physique classique ces entités possèdent encore souvent un aspect intuitif (par exemple le concept de force) qui les rend presque concrètes et naturelles. Au contraire la physique quantique postule l'existence d'un monde abstrait microscopique constitué d'objets (électrons, photons,... etc) dépourvus de toute image valable, et dont les propriétés (polarisationI18 par exemple) purement mathématiques sont toutefois mesurables en tant que paramètres. Sans doute abusivement ces propriétés sont encore appelées observables, mais leur signification et leur existence même dépendent de la totalité du formalisme théorique au sein duquel elles ont été introduites.

Toutefois il ne faudrait pas croire que cette dépendance des notions de base vis-à-vis du formalisme soit apparue avec la physique quantique. Déjà PoincaréI19 avait remarqué que la mesure du temps avait été choisie par les mécaniciens de manière à rendre les lois de la mécanique classique ``aussi simples que possibles''. Plus récemment FeynmanI20 se plaisait à affirmer que si l'énergie totale d'un système fermé se conservait, cela venait de ce que cette énergie totale était définie (mais pouvait l'être !) par le physicien de telle manière que la grandeur correspondante soit bien conservée !

Ainsi les grandeurs physiques fondamentales peuvent être des concepts librement créés par l'homme pour lui donner une certaine maîtrise des phénomènes. Ces grandeurs mathéma-tiques sont rendues mesurables, en tant que paramètres, par la théorie mais bien évidemment ne sont pas directement observables expérimentalement. C'est ainsi qu'en 1926, à Heisenberg qui lui affirmait qu'il était raisonnable de n'inclure dans une théorie que les grandeurs qui peuvent être observées, Einstein lui répondaitI21 :

$ \ll$ Mais vous ne croyez tout de même pas sérieusement que l'on ne peut inclure dans une théorie physique que des grandeurs observables... C'est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé. $ \gg$

En effet, les grandeurs physiques attribuées à un système ne sont pas des données immédiates de l'observation et dont le formalisme théorique devrait s'accomoder. Certaines de ces grandeurs, le spin d'une particule par exemple, sont même définies au sein du formalisme lui-même et comme dans le cas de l'exemple ne correspondent à aucune propriété (mouvement de rotation ?...) descriptible dans le cadre de l'espace-temps.

A propos de ce qui fût appelé précédemment le paradoxe du physicien, il a déjà été remarqué comment la science occidentale, notamment la physique, est née d'une rupture ou d'un hiatus entre deux mondes : celui des sensations qualitatives vécues abandonné à la subjectivité et celui des mesures quantitatives objectives effectuées sur des grandeurs dont la définition fait de plus en plus appel à l'abstraction. Depuis trois siècles le Grand Canyon qui sépare ces deux mondes n'a fait que s'élargir. Notamment la physique des particules élémentaires introduit sans cesse de nouvelles caractéristiques ou propriétés de ces particules : isospin fort ou faible, saveurs, couleurs,... etc, et ces propriétés sont définies dans des espaces abstraits purement mathématiques et leur signification précise est l'usage opératoire qu'en fait le formalisme. Ainsi dans la définition des grandeurs physiques mesurables, le rôle de la théorie est essentiel.

Toutefois, le rôle de l'expérience ne l'est pas moins et il l'est notamment à deux égards. Tout d'abord, on peut trivialement remarquer que les mesures des grandeurs physiques ne sont pas faites dans l'espace de Hilbert, mais avec un appareillage situé dans l'espace physique. Toute mesure expérimentale met nécessairement en \oeuvre un tel appareillage macroscopique dont la description ne peut se faire qu'en utilisant les concepts de la physique classique et même en supposant que le fonctionnement de cet appareillage, tout le long du chemin qui va du phénomène microscopique étudié jusqu'à la prise en compte du résultat de mesure, est régi par les lois de la physique classique. Il ne faut donc pas s'étonner si la plupart des grandeurs considérées par la physique classique, telles que les variables de position par exemple, gardent toute leur pertinence en mécanique quantique.

Le rôle de l'appareillage expérimental est encore plus important à un second égard. En effet, comme il a déjà été dit plusieurs fois, les propriétés physiques d'un système (une simple particule par exemple) sont celles de ses interactions avec son environnement. C'est donc cet environnement et donc l'appareillage qui fait que le système étudié manifeste ces propriétés. On serait tenté de dire dans le contexte conceptuel classique, que l'appareillage permet alors au système de révéler ses propriétés. Nous verrons plus tardI22 qu'il est moins inexact de dire que c'est l'appareillage et donc la mesure, qui donne au système la propriété qu'il manifeste, car après tout si cette propriété est une propriété d'interaction, elle n'existe tout simplement pas en l'absence d'interaction avec un appareillage.

On sait que les ondes électromagnétiques sont immatérielles et ne peuvent donc pas être directement observées. Si on précise que leur énergie est quantifiée et portée par les photons, il y a lieu de remarquer que ces photons ne sont pas plus observables que les ondes. Quand on prétend détecter l'impact d'un photon ou d'un électron sur une plaque photographique, on ne détecte en fait que la formation d'une tache localisée à un certain instant, c'est-à-dire un événement qui d'ailleurs n'existe que grâce à l'appareillage utilisé. Si par ailleurs on prétend que cette particule préexistait à son impact, nous avons déjà dû admettre cependant que préalablement à cet impact la particule ne suivait aucune trajectoire.

Ainsi, ni ondes, ni particules ne sont observées, seuls le sont les événements qui sont aussi des mesures et chacun de ces événement s exige pour exister la présence d'un appareillage de mesure. En ce sens le fait expérimental est fabriqué : le fait est fait. Il en résultera que la précision avec laquelle un système peut posséder une propriété (position par exemple pour un électron) dépendra de la précision avec laquelle l'appareillage qui la mesure pourra la lui donnerI23 (tache sur une plaque photographique, bulle dans une chambre de Wilson,... etc). Il en résulte même qu'un système ne peut posséder en même temps deux propriétés physiques que dans l'exacte mesure où elles peuvent être en même temps mesuréesI24.

Les valeurs attribuées à ces grandeurs physiques ne sont pas des données immédiates de l'expérience. Le fait expérimental n'est pas une donnée brute. Il est fabriqué par l'appareillage et sa signification est indissociablement liée à la théorie car le lien entre la grandeur mesurée et le résultat brut obtenu peut être très indirect et c'est la théorie qui définit ce lienI25.

Ainsi la physique choisit, on pourrait même dire parfois invente, les grandeurs qu'elle considère et la signification purement opérationnelle qu'elle leur donne est définie conjointement par le formalisme théorique qui les code et par la pratique expérimentale qui les mesure.

Ces mêmes grandeurs physiques, ainsi introduites au sein d'une construction théorique unificatrice, peuvent permettre de rendre compte d'un ensemble immense d'observations indépendantes. Un tel succès constitue un prodige sans cesse renouvelé. Einstein disait que le plus incompréhensible est que le monde nous devienne compréhensible.

Si donc comprendre c'est unifier et prévoir, c'est bien l'utilisation de ces concepts qui nous permet de comprendre la nature. Ces concepts ici appelés grandeurs physiques vont donc constituer les pieux de fondation du formalisme quantique. Le postulat II précise leur codage mathématique.


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Arnaud Balandras 2005-04-02