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Discrédit et permanence des concepts classiques

La mécanique quantique et plus précisément l'ensemble des postulats qui la fondent, contituent désormais le cadre formel imposé à l'expression de toute théorie physique concernant la structure microscopique des choses. Une mutation irréversible de notre représentation et de notre compréhension du monde en a résulté et la signification elle-même de ce que c'est que comprendre en a été changée.

Outre les quatre premiers postulats déjà énoncés, trois autres concernant l'évolution temporelle des systèmes physiques et leurs associations seront exposés dans les chapitres 3, 4 et 5. Toutefois, sans attendre ce développement du formalisme, il est utile d'examiner pourquoi et comment les quatre premiers postulats suffisent déjà, à eux seuls pour provoquer un tel chambardement. Notamment les significations physiques qui ont parfois été attribuées à certains de ces postulats ont engendré des paradoxes monstrueux et insolubles. Pour les éviter, certains ont même proposé de nouvelles formulations qui prétendent pouvoir faire l'économie du postulat de réduction du paquet d'ondes sans toutefois parvenir à rendre moins extraordinaires certaines implications conceptuelles de la mécanique quantique et sans en simplifier l'exposé. Il est donc préférable d'en revenir à l'interprétation initiale de ces postulats, telle qu'elle en avait été donnée par les pères fondateurs, notamment Bohr et Heisenberg, regroupés dans ce qu'il est convenu d'appeler l'Ecole de Copenhague. C'est cette interprétation qui a déjà été adoptée dans ce chapitre et le précédent. C'est elle également qui le sera dans la suite et un exposé plus exhaustif en sera donné plus loin dans le chapitre VI.

Il y a lieu de signaler d'abord en quoi ce point de vue de Copenhague peut prêter à critiques, notamment en ce qui concerne la mesure des grandeurs physiques. Le système physique étudié, généralement un objet microscopique, y est décrit et traité quantiquement, tandis que l'appareillage utilisé pour cette mesure et toujours macroscopique y est décrit, et son fonctionnement est analysé, dans le cadre de la physique et de la mécanique classiques. Un tel mariage forcé entre deux mécaniques aussi fondamentalement opposées est conceptuellement tout à fait insatisfaisant. Faut-il rappeler combien sont différentes, en effet, les deux représentations du monde qu'elles donnent ?

Les concepts utilisés ou même parfois inventés par les premiers mécaniciens classiques : objet localisé, trajectoire continue, vitesse,... force,... etc sont directement inspirés des observations sensibles, qui en fournissent donc des images concrètes familières et pour cette raison jugées claires. Le référent de la physique classique, c'est-à-dire ce dont elle parle, ce que désignent ses concepts de base, est donc apparement sans mystère. C'est ainsi que, par exemple, la théorie cinétique des gaz peut donner des notions opaques de pression et de température une interprétation simple en terme d'agitation de molécules dans l'espace vide conformément à l'antique intuition de Démocrite. Intégrés dans une syntaxe mathématique, les règles internes d'utilisation de ces concepts conduisent ensuite à des prédictions observationnelles, aussi déterminées, précises et rigoureuses que celles d'un théorème. Enfin, et surtout, le physicien observateur qui effectue ses mesures sur le système physique qu'il étudie, peut légitimement, s'il prend les précautions expérimentales nécessaires, se considérer comme étranger à ce système physique, dont l'existence et les propriétés sont indépendantes des observations qu'il effectue.

Au contraire, avec la nouvelle mécanique quantique, ces concepts classiques perdent leur pertinence. Si les corpuscules qu'elle considère n'ont en général ni localisation, ni énergie, ni trajectoire, ni aucune propriété dynamique, ni même d'identité définies... peut-il encore s'agir de particules réelles ? L'espace classique lui-même, réceptacle des phénomènes, voit sa primauté contestée puisque les variables spatiales ne jouissent plus d'aucune prééminence par rapport aux autres observables. Les expériences ont beau se dérouler dans l'espace physique, c'est dans un des espaces mathématiques de Hilbert qu'ils sont étudiés. Dès lors, la réalité des choses semble s'être évanouie. La physique semble avoir perdu son référent. Plus exactement, celui-ci semble constitué seulement de résultats de mesure qui ne peuvent être effectuées que par des observateurs humains. Si le réel considéré par la physique consiste seulement en un ensemble d'observations communes et de résultats de mesure partagés, ce que l'ancienne physique appelait l'objectivité scientifique se réduit désormais seulement à une inter-subjectivité. L'homme devient la mesure de toute chose et Protagoras triomphe sur Démocrite.

Si on comprend pourquoi la nouvelle mécanique s'est, pour partie, inspirée de l'ancienne et comment Bohr a pu repérer entre elles certaines correspondances, il est paradoxal de devoir admettre que les grandeurs physiques mesurables considérées par la nouvelle mécanique quantique, notamment les variables de position, sont encore les anciennes grandeurs classiques, celles-là mêmes qu'elle a discréditées. Faut-il s'étonner ensuite que ces grandeurs n'ont en général pas de valeurs définies ? Les deux mécaniques sont donc dans une large mesure, conceptuellement incompatibles, et interpréter le processus physique de la mesure en utilisant ensemble l'une et l'autre pose problème.

Une conséquence immédiate et triviale résulte de ce qui précède. Durant une mesure, c'est-à-dire durant l'interaction entre le système quantique étudié et l'appareillage classique extérieur, le système n'est évidemment plus isolé. Par suite, conformément au postulat I, l'état de ce système ne peut pas être représenté par un vecteur ket et la mécanique quantique perd sa représentation, à moins de décrire quantiquement l'appareillage lui-même, ce qui sera fait dans le chapitre V, mais donnera lieu à d'autres problèmes.

Malgré toutes ces difficultés conceptuelles, la mécanique quantique fonctionne parfaitement, en ce sens que ses prévisions sont toujours parfaitement vérifiées. Si donc elle ne peut prétendre aujourd'hui revendiquer un statut ontologique, c'est-à-dire nous révéler en quoi consiste le réel, à supposer qu'un tel objectif nous soit accessible ou même ait un sens, elle nous fournit par contre un savoir-faire opérationnel indiscutable et constitue par ailleurs un crible utile pour rejeter de nombreux préjugés mal fondés mais inhérents à la physique classique.


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Arnaud Balandras 2005-04-02